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Menotter la main tendue ? | Deuxième partie

Les lois destinées à limiter l’appui aux groupes considérés « terroristes » ont des conséquences inattendues sur l’aide humanitaire, là même où elle est le plus nécessaire.

Décembre 2019 |

Par:
Malcolm Lucard
Éditeur de magazine

Illustrations:
Pierre Chassany

Dans certains des lieux où les activités humanitaires sont le plus désespérément nécessaires – qui sont souvent des zones de combat complexes où s’affrontent de multiples groupes armés –, les organisations humanitaires doivent faire face à une myriade de barrages routiers, voire des obstacles présentant un danger mortel, pour acheminer des secours jusqu’aux personnes prises au piège du conflit.

Les humanitaires sont en outre de plus en plus fréquemment confrontés à des restrictions nouvelles. Ces obstacles ne sont pas dus aux événements sur le champ de bataille, mais plutôt à des lois et autres mesures administratives prises par les États, qui compliquent l’assistance dans des régions où agissent des groupes considérés « terroristes ».

Les partisans de ces mesures affirment que les restrictions réduisent les souffrances humaines causées par ces groupes, mais elles placent les organisations humanitaires dans une situation inextricable. Alors qu’ils sont déjà confrontés à de multiples dangers sur le terrain, les agents et les organisations humanitaires redoutent de plus en plus de faire l’objet de poursuites pénales si une partie, même minime, des secours qu’ils distribuent finit entre les mains d’un groupe considéré comme terroriste.

« Les organisations humanitaires prennent des risques considérables, et leur personnel fait preuve d’un courage énorme en allant travailler dans certains de ces lieux », assure Jacob Kurtzer, directeur adjoint du Humanitarian Agenda Program au Centre des études internationales stratégiques de Washington. « Outre les risques physiques, les organisations humanitaires prennent aussi, de plus en plus, de gros risques juridiques. »

Le rapport récent dû à Jacob Kurtzer, Denial, Delay, Diversion: Tackling Access Challenges in an Evolving Humanitarian Landscape, mentionne toute une série de procédés utilisés pour faire obstacle à l’assistance, alors même que les besoins d’aide humanitaire explosent. Les lois et mesures de lutte antiterroriste font partie de cet éventail de mesures : ralentissement de l’assistance, augmentation des coûts, blocage des secours et, dans certains cas, obligation faite aux organismes d’assistance de cesser leurs opérations ou même de défendre leurs employés victimes de poursuites.

Ce type de loi n’est pas nouveau; la plupart ont été promulguées dans les années suivant les attentats contre le World Trade Center aux États-Unis en 2001, dans le cadre d’une stratégie de plus grande ampleur visant à couper tout financement aux réseaux terroristes. Cependant, au fur et à mesure que davantage de pays – dont certains des principaux donateurs d’aide humanitaire – adoptaient des lois et des politiques antiterroristes, les organismes d’assistance se sont trouvés confrontés à des conséquences de plus en plus nombreuses.

D’une part les États financent notre action, alors que d’autre part ils considèrent comme des infractions pénales l’activité même qu’ils nous demandent d’effectuer au titre des Conventions de Genève.

The Les difficultés les plus aiguës concernent des lieux comme la bande de Gaza, l’Irak, le Mali, le Nigéria, la Syrie et le Yémen, où agissent des groupes considérés comme « extrémistes » ou « terroristes ».

« Le problème est que les lieux où la législation entrave l’assistance humanitaire sont exactement ceux où nos activités sont les plus vitales pour la population », explique Tristan Ferraro, conseiller juridique du CICR, spécialiste des répercussions des mesures antiterroristes sur les activités humanitaires.

Qui plus est, il est pour ainsi dire impossible, dans un grand nombre de ces lieux, de garantir un acheminement de l’aide parfaitement ciblé, explique Gareth Price-Jones, secrétaire exécutif du Comité directeur de l’intervention humanitaire, une plate-forme de discussion sur les politiques d’assistance qui réunit neuf organisations, dont la FICR et le CICR.

Même si les organisations internationales d’assistance ont grandement amélioré leurs systèmes d’évaluation et de rapports au cours des dernières années, aucun système n’est infaillible, dit-il. « Dans des endroits comme la Syrie, par exemple, où se côtoient de nombreux groupes armés considérés comme terroristes par plusieurs gouvernements, il est extrêmement difficile de garantir qu’aucune parcelle de l’assistance ne sera détournée d’une manière ou d’une autre. »

« C’est pourquoi certaines organisations ne travaillent plus dans certaines zones ou refusent l’argent de certains États donateurs », explique Gareth Price-Jones, qui est aussi coordonnateur principal des politiques humanitaires et des relations publiques de CARE International.

La plupart des experts, ceci dit, ne contestent pas que le détournement délibéré de l’assistance par des organisations aux buts douteux constitue un problème bien réel. Toutefois, si rien n’est fait pour assurer un équilibre entre les préoccupations humanitaires et les craintes en matière de sécurité, les organismes d’assistance devront restreindre leurs activités aux zones juridiquement « sûres », ce qui compromettra l’impartialité de leur action et le principe selon lequel l’assistance est fournie sur la seule base des besoins. Voilà qui ne serait pas sans conséquences sur la confiance des populations des zones de conflit à l’égard des organismes d’assistance; or, pour les agents humanitaires dans ces zones, cette confiance peut être une question de vie ou de mort.

Autre domaine de préoccupation : l’inclusion, dans les accords sur le financement de l’assistance, de clauses sur la lutte antiterroriste, qui fixent des conditions strictes à l’utilisation des fonds et qui, souvent, imposent en outre de lourdes exigences en termes de rapports à fournir.

Les sanctions et les embargos économiques obligent aussi les organismes d’assistance à appliquer des procédures d’une extrême complexité et à obtenir le feu vert d’un grand nombre d’instances avant de pouvoir importer des biens ou des devises dont ils ont un besoin urgent.

Les organisations d’aide humanitaire expliquent aussi que les banques refusent souvent de virer de l’argent vers des pays où agissent des groupes extrémistes (ou qui font l’objet de sanctions), parce qu’elles craignent que ces transactions n’enfreignent des res¬trictions juridiques toujours plus nombreuses.

Une exemption humanitaire

L’une des solutions possibles réside dans ce que l’on appelle les « exemptions humanitaires permanentes », qui permettent aux organismes d’assistance respectant les principes de neutralité, d’indépendance et d’impartialité et agissant dans le respect des Conventions de Genève de fonctionner presque totalement en dehors du cadre de la lutte antiterroriste. Ainsi, une directive récente de l’UE sur la lutte contre le terrorisme inclut une exemption humanitaire de ce type.

Dans le cas des restrictions de financement inscrites dans les accords de dons, les organisations négocient généralement des conditions au cas par cas. Tristan Ferraro explique que le CICR, organisation bien établie d’envergure internationale, réussit généralement à négocier des conditions qui n’enfreignent pas les principes de l’organisation.

Pour des organisations non gouvernementales plus modestes, dont le pouvoir de négociation est moindre et qui ne disposent pas de nombreux juristes, les choses sont nettement plus difficiles. Or, ces organismes sont une composante essentielle de l’écosystème de l’assistance; ils offrent un large éventail de services communautaires spécifiques et très importants. Par conséquent, les grandes organisations humanitaires doivent aussi plaider la cause de tous les organismes légitimes qui remplissent les conditions voulues.

L’un des volets importants de la tâche à accomplir consiste à faire mieux prendre conscience aux acteurs politiques des difficultés liées à l’action humanitaire de terrain, des effets néfastes des mesures antiterroristes, ainsi que des autres obligations juridiques et morales qui incombent aux États pour faciliter les secours.

Outre les risques physiques, les organisations humanitaires prennent aussi, de plus en plus, de gros risques juridiques.

Les Conventions de Genève font obligation aux belligérants de protéger la vie et la dignité des populations civiles qui dépendent d’eux. Lorsqu’ils ne sont pas en mesure de le faire, ils doivent autoriser et faciliter le passage de l’aide humanitaire impartiale. Cependant, les dispositifs de lutte contre le terrorisme ont été conçus essentiellement dans une optique de sécurité, sans prise en compte suffisante des impératifs humanitaires, ni même d’autres questions de sécurité nationale ou de politique étrangère.

« La situation est donc paradoxale, relève Tristan Ferraro, puisque d’une part les États financent notre action, alors que d’autre part ils érigent en infraction pénale – souvent par inadvertance – l’activité même qu’ils nous demandent d’effectuer au titre des Conventions de Genève. »

La tâche, explique Jacob Kurtzer, consiste désormais à faire connaître les conséquences imprévues de ces lois, étant donné la complexité des conflits armés actuels. « Au lieu de consacrer toute leur énergie intellectuelle à concevoir la meilleure manière possible de répondre aux besoins les plus urgents dans des contextes d’une grande complexité, les organisations humanitaires doivent consacrer beaucoup d’énergie pour s’assurer qu’elles respectent bien la législation. Je ne pense pas que cela corresponde à la volonté de leurs donateurs. »

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