Un atterrissage en douceur
Pour des volontaires comme Sami Rahikainen, il est crucial d’établir une relation de confiance avec les migrants qui arrivent dans un nouvel endroit à la recherche d’une toute nouvelle vie. Voici son histoire.
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Par:
Andrew Connelly
Photos:
Victor Lacken
Illustration:
Pierre Chassany
Àla frontière franco-italienne, l’année dernière, un médecin bénévole a sauvé une femme nigériane enceinte qui cheminait à grand-peine sur un sentier enneigé dans les Alpes, pour l’emmener à l’hôpital le plus proche. Il a fait l’objet d’une enquête de la police française pour « aide à l’entrée d’un étranger en situation irrégulière ».
Aux États-Unis, un volontaire qui a fourni des vivres, de l’eau et un abri aux migrants qui traversaient le désert de l’Arizona a été traduit devant un tribunal.
Ces cas sont différents, mais ils représentent une tendance qui prend de l’ampleur : en cherchant à décourager la migration, les autorités ne se contentent pas de cibler les migrants, mais s’en prennent aussi aux personnes qui leur offrent divers types d’aide humanitaire.
« On compte au moins 16 organisations non gouvernementales (ONG) et associations qui ont vu leurs volontaires faire l’objet de poursuites pénales ou d’enquêtes », affirme un rapport publié en 2019 par ReSOMA, une plate-forme européenne de recherches sur la migration et l’asile, financée par l’Union européenne (UE). Le rapport a identifié 49 enquêtes et procès en cours dans 11 pays de l’UE, concernant 158 personnes.
« Dans la plupart de ces cas, les juges indépendants n’ont trouvé aucune preuve solide à l’appui des condamnations », indique une déclaration récente signée par 102 ONG, y compris le Bureau de la Croix-Rouge auprès de l’Union européenne à Bruxelles (Belgique). « Cela laisse penser que les poursuites sont souvent utilisées à des fins politiques, pour décourager la solidarité et créer un environnement hostile aux migrants. »
Les partisans de ces lois et de ces poursuites affirment que ces mesures sont nécessaires pour endiguer ce qu’ils perçoivent comme un afflux de migrants intenable à long terme. Ils affirment souvent que les activités des organisations humanitaires, y compris les opérations de sauvetage, encouragent la venue de nouveaux migrants.
Depuis 2015, les navires de secours en mer de diverses ONG ont sauvé des milliers de migrants, mais leurs bateaux ont de plus en plus souvent été saisis, leurs équipages arrêtés ou accusés de complicité avec les trafiquants.
Pendant ce temps, des êtres humains périssent. Entre janvier et octobre 2019, plus de 1000 migrants se sont noyés en Méditerranée, et le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés a prévenu que si les opérations de recherche et de sauvetage ne reprenaient pas, les traversées en bateau deviendront encore plus meurtrières.
Le problème, pour les experts, réside dans le fait que les gouvernements conçoivent de plus en plus les migrations comme un problème de sécurité plutôt que comme une question d’ordre humanitaire. Les autorités évoquent de plus en plus les politiques de sécurité, les objectifs de la lutte antiterroriste et la législation contre la traite d’êtres humains pour justifier l’adoption de nouvelles lois pénales et d’exigences nouvelles pour les organismes humanitaires. À titre d’exemple, elles demandent la communication des données personnelles sur les migrants recueillies par les organisations humanitaires dans le cadre de leur activité d’assistance aux migrants.
« Certains gouvernements considèrent que, puisque la Croix-Rouge effectue certaines activités associées à l’accueil des demandeurs d’asile, ils devraient avoir accès aux données que nous recueillons sur les personnes auxquelles nous venons en aide », explique Anaïs Faure Atger, qui dirige le service des migrations au Bureau de la Croix-Rouge auprès de l’Union européenne. « Mais ça ne marche pas comme ça, et ça ne doit pas marcher comme ça. »
Les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge rejettent ce type de requête, car si elles y accédaient, leur action serait compromise. Les migrants ont entrepris un voyage périlleux et ils ont affaire à de nombreuses personnes auxquelles ils sont obligés de confier leur sort, même si toutes ne méritent pas leur confiance.
Amer Al-Hussein, par exemple, a quitté Idlib (Syrie) avec son épouse et leurs quatre enfants au début de l’année 2019. Craignant la traversée en mer, ils ont tenté de franchir à pied la frontière entre la Turquie et la Grèce, aidés par des trafiquants. Un homme devait les attendre de l’autre côté de la frontière. « Mais nous l’avons attendu cinq jours en vain, raconte-t-il. Ma fille cadette commençait à se déshydrater. »
La famille s’est finalement retrouvée dans un centre de transit à la frontière entre la Grèce et la Macédoine du Nord, pour attendre l’issue de la procédure de demande d’asile. « Vivre en Syrie n’était pas facile, raconte-t-il, mais quand nous avons dû passer des nuits dans les bois [près de la frontière entre la Turquie et la Grèce], j’ai eu peur pour mes enfants… Il pleuvait et nous n’avions rien pour nous protéger. »
Dans une telle situation, un emblème connu et inspirant confiance peut vous sauver la vie. « Lorsque je vois l’emblème de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge, je sais que quelqu’un va s’occuper de moi. Au minimum, ils fourniront de l’eau, de la nourriture, des habits et une aide sanitaire. »
Pour les Sociétés nationales de la Croix-Rouge en Europe, préserver cette confiance exige de maintenir un cap et une orientation humanitaire très clairs, dans un climat politique et juridique extrêmement tendu. Dans le nord de la France, la police évacue régulière¬ment des camps de migrants, dispersant les habitants et compliquant l’accès des organismes d’assistance.
« La croix rouge est un emblème et un symbole de protection très connu, et nous devons donc veiller à ce qu’il ne soit pas associé à des mesures policières », explique Florent Clouet, qui coordonne les inter¬ventions liées aux migrations pour la Croix-Rouge française. « Mais ce qui compte plus que tout, c’est de montrer en permanence que nous sommes là pour aider tout le monde et que nous traitons toutes les communautés de la même manière. »
Les interrogations sur l’impartialité de l’assistance surgissent sur d’autres fronts, car certaines formes de financement de l’action humanitaire et du développe¬ment (comme le Fonds fiduciaire pour l’Afrique de l’UE) sont fortement liées à des stratégies de gestion des migrations destinées à prévenir les mouvements migra¬toires vers l’Europe. Les organisations qui acceptent ce type de financement pour mener à bien des activités importantes pourraient être perçues comme des agents d’exécution d’un programme antimigrants.
« Il est essentiel de souligner que si nous mettons en oeuvre un projet humanitaire, c’est parce que des besoins ont été identifiés au terme d’une évaluation approfondie, et non pas en raison d’un quelconque programme politique », ajoute Anaïs Faure Atger.
Tandis que les organisations humanitaires font face à ces difficultés nouvelles, des éléments fondamen¬taux du droit des traités (comme le droit des réfugiés et le droit de la mer, qui impose à tous les navires de se porter au secours des embarcations en détresse) sont bafoués. Les ONG humanitaires affirment que les États doivent respecter leurs obligations découlant des traités, tout en révisant avec attention leur législation contre la traite, pour bien faire la distinction entre le trafic et les actes d’humanité.
« Les gens empruntent des itinéraires périlleux et courent des risques considérables parce qu’ils n’ont aucune possibilité légale de gagner l’UE et d’y obtenir une protection, explique Anaïs Faure Atger. Il faut que nous commencions à traiter les migrations comme un enjeu humanitaire et non comme une question pénale. »
Pour les migrants perdus en mer après avoir échappé aux persécutions et à la guerre, ces quatre mots ont un pouvoir magique.