Un atterrissage en douceur
Pour des volontaires comme Sami Rahikainen, il est crucial d’établir une relation de confiance avec les migrants qui arrivent dans un nouvel endroit à la recherche d’une toute nouvelle vie. Voici son histoire.
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Quand des affrontements violents se déroulaient rue de Syrie, cet homme a plus d’une fois passé la nuit dans sa boutique de forgeron, car il était trop périlleux de s’aventurer au-dehors. Photo : Keenan Newman/ICRC
Le conflit syrien, essentiellement urbain, pèse aussi lourdement sur les villes des pays voisins. Le Liban, qui accueille quelque 1,2 million de Syriens, est déjà confronté à de profondes lignes de fracture confessionnelles. Aujourd’hui, les combats en Syrie exacerbent les tensions entre les communautés des deux côtés de la principale artère de Tripoli, la rue de Syrie.
Je suis Syrien mais je suis né ici, à Jabal Mohsen. Ma femme, par contre, est de Tebbaneh. Avant que n’éclatent les affrontements, je vivais en fait à Tebbaneh; c’est là que je me considérais «chez moi». Mais aujourd’hui, même si le calme est revenu, j’ai de la peine à y retourner. J’avais un étal près de la mosquée de Bab Al-Tebbaneh où je vendais du café. À cette époque, personne ne se demandait d’où je venais. Maintenant, je vends des légumes, mais je dois rester de ce côté-ci de la rue de Syrie.
Avant toutes ces histoires, j’étais tombé sur un proverbe qui disait plus ou moins : «Les graines se sèment là-bas, mais les fruits se récoltent ici». Dans les faits, cela pourrait vouloir dire que le conflit qui a éclaté en Syrie a des retombées jusqu’ici, au Liban. En fin de compte, le proverbe dit vrai. Si seulement nous pouvions nous défaire de ces préjugés sectaires et vivre en paix tous ensemble.
La rue de Syrie représente tellement de choses pour moi : c’est un vrai cordon ombilical, pour Bab Al-Tebbaneh comme pour Jabal Mohsen, d’ailleurs. Mais rien ne sera jamais plus comme avant, à l’époque où le commerce y était florissant et où sunnites et alaouites s’y retrouvaient tous ensemble. Quand les affrontements ont éclaté, elle s’est muée en ligne de démarcation et aujourd’hui, elle est chargée de trop de mauvais souvenirs.
Dès le départ, j’ai subi personnellement les effets des combats. En 2008, ma maison a été incendiée et réduite en cendres, alors que mes frères et sœurs se trouvaient à l’intérieur. Depuis, nous n’avons plus peur de rien; nos cœurs se sont endurcis et tout nous est égal. Si nous sommes en vie, c’est juste parce que nous ne sommes pas encore morts. Nous n’avons pas de boulot et il nous arrive de nous battre juste pour avoir de l’eau.
La vérité c’est que les deux quartiers ont été négligés et privés de tout par le gouvernement; comme ça, c’est plus facile de manipuler les jeunes qui y habitent. Je n’avais que 17 ans lorsque j’ai commencé à errer dans les rues et à fréquenter des combattants. Quand tu es gamin et que tu vois tes parents s’éreinter pour presque rien, tu as toi-même peu de chances de bien tourner. Ici, je connais des types qui en descendent des autres pour 100 dollars, juste pour nourrir leur famille. Si tu as sept ou huit enfants, tu es prêt à faire n’importe quoi pour gagner 100 dollars.
L’année dernière, quand les armes ont fini par se taire, nous nous sommes peu à peu rendu compte que chacun des deux quartiers nourrissait beaucoup d’idées préconçues à l’égard de l’autre. Nous avons découvert que nous n’étions pas si différents que ça. Les alaouites, par exemple, ils prient comme nous, ils jeûnent comme nous, et aujourd’hui, j’ai même quelques amis de l’autre côté, à Jabal Mohsen. En fait, nous aspirons juste à vivre tranquilles chez nous, dignement et sans dépendre de l’assistance extérieure.
À l’époque, la rue de Syrie était aussi connue sous le nom de «rue de l’or», car elle bourdonnait d’activités commerciales. Mais, à cause de la violence, tous les commerces importants sont partis s’installer dans d’autres quartiers de Tripoli. On peut encore distinguer les vieilles enseignes, mais les échoppes sont vides et tout est mort.
À mesure que les combats se sont intensifiés, les clients de Beyrouth ont arrêté de venir; ils avaient peur. Mon mari avait une vitrine pleine de belles voitures sur la rue de Syrie. Il a finalement dû se résoudre à fermer boutique. Sauf qu’avec sept enfants, nous avons rapidement épuisé nos économies. Mon mari est tombé en dépression et n’a plus quitté la maison. Je me suis alors dit qu’il fallait que je bouge, que je sorte de chez moi pour gagner de l’argent, pour la première fois de ma vie.
«À l’époque, la rue de Syrie était aussi connue sous le nom de “rue de l’or”, car elle bourdonnait d’activités commerciales. Mais, à cause de la violence, tous les commerces importants sont partis s’installer dans d’autres quartiers de Tripoli. On peut encore distinguer les vieilles enseignes, mais les échoppes sont vides et tout est mort.»
J’étais trop jeune ; je ne pouvais pas comprendre. Un après-midi, alors que j’étais avec mes parents qui buvaient le café sur notre balcon, à Beyrouth, j’ai pointé du doigt trois impacts de balles que je venais de découvrir sur la façade et j’ai demandé à mon père qui avait fait ça. «Mais qui aurait bien pu vouloir tirer sur notre maison ?», se deman-dait la fillette de 8 ans que j’étais.
Quand on le questionnait sur le sujet, mon père répondait inva-riablement la même chose : «15 années de guerre civile, ça laisse des traces». Mais moi, j’étais née après la guerre, et je ne comprenais même pas ce que ça voulait dire, «guerre civile». Je ne me rendais pas compte que la guerre avait fait bien plus de dégâts que ces trois impacts au-dessus de la porte du balcon.
Puis, avec les années, j’ai réalisé qu’être née après le cessez-le-feu n’avait pas beaucoup d’importance : ici, au Liban, l’existence de tout un chacun, jeune ou vieux, est marquée d’une manière ou d’une autre de l’empreinte de la guerre. Elle est omniprésente : sur les bâtiments criblés de balles comme chez les gens qui en portent les cicatrices physiques et psychologiques. De tout temps, vous en avez entendu parler : dans la bouche de vos parents alors que vous n’étiez qu’un enfant ou dans celle de presque tous les Libanais qui, le plus souvent, ponctuent leurs récits d’un «avant la guerre…».
Puis un jour, la crise syrienne a éclaté, là, juste à côté. C’est alors que j’ai été engagée par le CICR comme chargée de communication. Il y avait longtemps que je souhaitais faire partie de cette organisation qui, à l’époque déjà, avait fait beaucoup pour alléger les souffrances de personnes comme mes parents.
La première fois que je suis allée à Jabal Mohsen et à Bab
Al-Tebbaneh, ce fut une grande gifle. Moi qui pensais que la guerre du Liban était finie, je me retrouvais soudainement comme projetée dans le passé. Je n’en croyais pas mes yeux. La population civile s’était trouvée prise au piège des tirs croisés, et les maisons, les commerces et parfois même les écoles s’étaient transformés en champs de bataille.
Comme mes parents et la plupart de ceux qui avaient connu la guerre civile, les habitants avaient de la peine à expliquer comment ils pouvaient vivre en paix la journée et se tirer dessus la nuit venue.
Dans une des maisons de la rue de Syrie où nous tournions des images avec une famille qui participait à un projet mené par le CICR pour aider les habitants à rétablir leurs moyens de subsistance, une mère nous faisait voir la chambre de sa petite fille. Les meubles rose et mauve étaient criblés d’impacts de balles. Tandis qu’elle nous racontait ce qui était arrivé, sa fillette de 11 ans s’est interposée pour demander : «Mais qui aurait bien pu vouloir tirer sur notre maison ?»
À Rangpur (Bangladesh), le risque d’inondation est une menace constante pour les communautés locales qui vivent d’une activité de pêche artisanale. Ici, les habitants s’emploient encore à reconstituer leurs moyens de subsistance après la dévastation causée par la mousson de 2019.