Un atterrissage en douceur
Pour des volontaires comme Sami Rahikainen, il est crucial d’établir une relation de confiance avec les migrants qui arrivent dans un nouvel endroit à la recherche d’une toute nouvelle vie. Voici son histoire.
vc_edit_form_fields_attributes_vc_
Illustration : María María Acha Kutscher
Ce jour-là, Nancy, après avoir embrassé sa mère, quitta la maison pour passer l’après-midi à étudier avec des amis. Elle n’avait que 14 ans. Sa mère — nous l’appellerons Marta Rebaldo — ne devait plus jamais la revoir.
Un appel téléphonique manqué aurait peut-être pu fournir un indice sur le lieu où se trouvait la jeune fille, mais Marta, qui effectuait un tour de 12 heures dans l’une des milliers d’usines d’import-export dites maquiladoras au Mexique, ne put prendre l’appel. «Si j’avais pu répondre, aurais-je pu l’aider ?», se demande-t-elle. «Je ne sais pas.»
Cet appel resté sans réponse continue à hanter cette mère de trois enfants, âgée aujourd’hui de 45 ans. La vague de féminicides qui frappe le Mexique avait fait une victime de plus : une sur quelque 44 000 au cours des trois décennies écoulées.
Selon les statistiques du gouvernement mexicain, le nombre de femmes et de filles assassinées dans le pays a atteint sept par jour en 2015, sans compter les dizaines de milliers de femmes qui, comme Nancy, disparaissent purement et simplement.
Marta Rebaldo accompagne maintenant ses deux autres filles à l’école tous les matins et vient les chercher l’après-midi à la sortie des cours. Elle les suit lorsqu’elles se rendent chez des amis et se tient quelques pas derrière elles — à leur grand déplaisir — quand elles sortent faire des courses. Bien qu’elles soient désormais toutes deux adolescentes, leur mère les accompagne partout, même au magasin situé au coin de la rue. Elles ne les laisse jamais seules.
Marta paie cher sa vigilance constante. La détermination avec laquelle elle protège ses filles est compliquée par sa quête, restée vaine, de sa fille disparue, qui l’a conduite à la police, puis à la morgue, puis dans le bureau du fiscalía (procureur), et ainsi de suite, jour après jour, sans résultat. Épuisée, elle a fini par quitter son travail.
La banque a saisi sa petite maison. Ses économies se sont évaporées. Elle redoute que ses filles connaissent une existence aussi difficile que la sienne ou, pire encore, qu’elles fréquentent des membres de gangs. Leur sœur aînée s’efforçait toujours de les protéger, exhortant ses cadettes à ignorer les compliments des voyous locaux. «Quand Nancy a disparu, j’ai perdu la lumière qui me guidait», dit Marta, avant d’ajouter : «et nous avons toutes perdu notre avenir.»
Un facteur de pauvreté
Il s’agit là d’un cas comme il s’en produit par millions dans le monde entier. Selon les experts, la violence contre les femmes ne fait pas que détruire des familles et ébranler les fondements mêmes des communautés : elle est aussi un facteur important de pauvreté. Outre les séquelles physiques et psychologiques pour les victimes directes, cette violence entraîne des répercussions qui dépassent les communautés locales et qui réduisent les capacités des communautés de se reconstruire pleinement après une crise.
Même lorsque l’économie fonctionne bien, dans des périodes de calme relatif, la violence domestique pèse lourdement sur les ressources nationales.
Au Chili, une étude gouvernementale a établi que la violence domestique coûtait à l’État l’équivalent de 1,56 milliard de dollars des États-Unis, soit plus de 2 % du produit intérieur brut (PIB) du pays, en tenant compte uniquement des pertes de salaire pour les femmes. Aux États-Unis, le coût des violences infligées aux femmes par un partenaire dépasse 5,8 milliards de dollars par an. Bien que les données disponibles concernent surtout la violence domestique, les études suggèrent que toutes les formes de violence sexiste sont associées à une baisse du PIB. Ainsi, en Afrique du Sud, les chercheurs de KPMG, une société professionnelle de services et d’audit, estiment qu’entre 2012 et 2013, les violences infligées aux femmes et aux filles ont coûté au pays entre 0,9 et 1,3 % du PIB — des chiffres que les chercheurs eux-mêmes jugent probablement très sous-estimés. En Amérique latine, l’une des régions où le féminicide et la violence sexiste sont les plus répandus, le coût économique du phénomène est considérable : non seulement il réduit des familles à la ruine, mais encore il les chasse littéralement de leur pays.
L’impact économique de la violence fait sentir ses effets aux États-Unis aussi, où, entre octobre 2015 et septembre 2016, les gardes-frontières ont détenu dans le sud-ouest du pays plus de 70 000 familles et près de 60 000 enfants non accompagnés. Le coût des mesures d’emprisonnement, de réunion des familles et de recherche des personnes, de déportation, de logement et de nourriture est astronomique.
La souffrance : les coûts immatériels
Les travaux de recherche et les politiques reflètent rarement d’autres coûts, moins tangibles, comme la douleur et la souffrance ou l’impact psychologique sur les enfants, qui peut réduire leur capacité future de gagner leur vie. Ils ne tiennent pas compte non plus des pertes qui se répercutent sur plusieurs générations, comme les possibilités économiques perdues pour des enfants témoins d’actes de violence extrême, dont les mères sont assassinées, ou qui sont retirés de l’école parce que les parents craignent qu’ils soient victimes de violences sexuelles, violés ou tués.
Comme l’explique Priyanka Bhalia, conseillère de la FICR en matière de violence sexiste dans la région Asie-Pacifique, ces phénomènes ne peuvent être appréhendés que lorsqu’on les étudie sur le long terme. Rares sont les organisations internationales, les gouvernements ou les institutions éducatives ayant entrepris, à ce jour, de tels travaux de recherche.
«La violence sexiste touche les communautés sous tous les angles. Elle a des effets psychologiques et économiques. Pour une famille, le fait de devoir s’adresser à la police ou payer des frais médicaux peut être une catastrophe.»
Priyanka Bhalia relève que bien souvent, l’opprobre et le silence font que les victimes et leurs proches préfèrent ne pas déposer plainte ni consulter un médecin. Tel est plus particulièrement le cas des survivants dans les États frappés par la misère et les catastrophes naturelles, où le gouvernement est faible et où la violence contre les femmes et les filles est répandue.
«Le problème des organisations internationales est que nous voyons rarement les effets durables de la violence sexiste», explique-t-elle. La plupart des activités internationales de secours et de développement ont un horizon temporel qui dépasse rarement cinq ans.
«L’impact économique de la violence sexiste se fait sentir avec le temps. Si l’on ne travaille pas dans une communauté sur une longue période et si l’on ne revient pas régulièrement, on ne le perçoit tout simplement pas.»
L’urgence aggrave les risques
De la même manière, dans les lieux frappés par des catastrophes naturelles ou d’autres types de crise, on manque souvent de données de référence fiables sur la fréquence des épisodes de violence sexiste, ce qui empêche de savoir précisément comment la violence évolue après une crise. Il existe cependant des éléments de preuve de plus en plus nombreux montrant que l’appauvrissement causé par les situations d’urgence aggrave tant l’incidence que l’impact de la violence sexiste.
Selon une étude publiée par la FICR en 2015, Unseen, unheard: Gender-based violence in disasters («La violence sexiste dans les situations de catastrophe : on ne la voit pas, on n’en parle pas»), «les pressions économiques accrues dues à une catastrophe semblent exacerber les tensions familiales et les violences sexistes».
En outre, affirme le rapport, les mesures de lutte contre la pauvreté (ou l’absence de telles mesures) dans un contexte post-catastrophe peuvent aussi avoir un effet. Après une catastrophe, «en l’absence de possibilités économiques, les femmes et les filles prisonnières d’une relation violente n’ont guère d’autre choix que de rester avec leur partenaire violent».
La pauvreté et le désespoir peuvent aussi pousser de nombreuses femmes et jeunes filles vers un mariage précoce ou vers le commerce du sexe (pour obtenir de l’argent, de la nourriture ou une protection); elles deviennent alors encore plus vulnérables face aux trafiquants. Cependant, les programmes d’aide aux femmes «doivent être conçus et exécutés avec prudence, car le fait d’offrir de nouvelles possibilités économiques peut exposer les filles et les femmes à de nouveaux risques (par exemple si elles doivent voyager pour prendre un nouvel emploi)».
La violence sexiste étant souvent invisible aux observateurs extérieurs, le rapport appelle les organisations humanitaires et les gouvernements à agir en partant de l’hypothèse qu’elle existe. De nombreuses organisations humanitaires, dont les composantes du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, redoublent aujourd’hui d’efforts pour intégrer pleinement la protection contre les violences sexistes et sexuelles à leurs interventions dans les situations d’urgence.
C’est ainsi qu’avant la saison des ouragans, la Croix-Rouge haïtienne utilise les services de radio, de télévision et de SMS par téléphone mobile pour diffuser des informations sur la manière de se préparer, tout en cherchant à sensibiliser la population à la violence sexiste.
Avec le soutien du CICR, les femmes de la région de Casamance, au Sénégal, ont réduit le risque de subir des violences sexuelles grâce à des projets qui leur offrent des moyens de subsistance (dons de moulins à céréales, de semences et d’outils agricoles; appui à la création de fermes maraîchères et formation, etc.). Ces projets ont réduit la nécessité pour les femmes de quitter leur village pour chercher de la nourriture, et donc d’être victimes d’agresseurs.
Ce ne sont là que deux exemples parmi une liste croissante d’initiatives appuyées, à l’échelon mondial, par une résolution adoptée par les États et le Mouvement lors de la XXXIIe Conférence internationale, en décembre 2015, qui condamne spécifiquement la violence sexiste sous toutes ses formes, mais en particulier en temps de catastrophe et de conflit, et qui appelle les composantes du Mouvement et les gouvernements à redoubler d’efforts dans ce domaine.
Ces efforts d’assistance, de protection et de prévention, cependant, sont motivés davantage par le besoin de protéger la santé et le bien-être des victimes que par l’effet économique sur le relèvement des communautés dans son ensemble.
Or, de nombreuses études sur les projets de microcrédit axés sur les femmes montrent à quel point leur rôle est essentiel dans la cohésion économique et sociale des communautés plongées dans la pauvreté. Pour les personnes ayant survécu à des violences sexuelles — souvent rejetées ou marginalisées par leur famille et leur communauté —, les interventions qui contribuent à protéger leur dignité et à retrouver des moyens d’existence sont essentielles pour les aider à se relever et, à terme, à contribuer à l’économie locale.
Des femmes trop terrorisées pour s’aventurer hors de leur foyer ou qui ne peuvent se concentrer que sur la sécurité de leurs proches ne peuvent pas cultiver les champs, soutenir leurs enfants ou leur apporter l’amour, l’appui et la protection dont ils ont besoin. Dans des situations d’urgence, protéger les femmes n’est pas seulement essentiel dans l’optique du droit à la vie et à la dignité de chaque femme, mais aussi vital pour le relèvement d’une communauté affaiblie.
Avec des conflits de plus en plus durables, des zones urbaines où la violence s’enracine et des changements climatiques qui conduisent à une compétition toujours plus acharnée pour des ressources en diminution, la contribution des femmes à la résilience de leurs communautés est trop souvent sous-estimée. Dans le pire des cas, elle disparaît, comme chez Marta Rebaldo — avec des répercussions négatives pour chacun de nous.
Dans la municipalité de Djibidione, dans la région de Casamance (Sénégal), un programme de maraîchage du CICR permet à des femmes de gagner leur vie dans certains quartiers moins dangereux de la ville; ces activités présentent davantage de risques lorsqu’elles sont pratiquées loin du centre. Ces femmes font sécher au soleil les piments qu’elles ont cultivés dans le cadre de ce programme. Photo : José Cendon/ICRC
With heavier rains expected to hit their makeshift camps, desperate people who fled violence in Myanmar have even more to worry about.